Précarité matérielle, justice écologique et dignité : de la réalité sociale à l’action publique.

Retour sur le colloque de l’Agence du Don en Nature à l’Assemblée nationale

Jeudi 18 décembre 2025 nous organisions à l’Assemblée nationale un colloque consacré à un phénomène encore trop souvent invisible dans le débat public : la précarité matérielle.

Parrainé par le député de la 2ème circonscription du Rhône Boris Tavernier et animé par François-Xavier Demoures, président de l’agence Étonnamment, Si !, cet événement a réuni chercheurs, responsables associatifs et acteurs institutionnels autour d’un même objectif : mieux comprendre, nommer et reconnaître la précarité matérielle pour mieux agir collectivement.

À l’heure où la pauvreté progresse en France et où les tensions sociales et environnementales s’intensifient, ce colloque a marqué une étape importante dans le travail de plaidoyer porté de longue date par l’Agence du Don en Nature : faire de la précarité matérielle un objet pleinement reconnu de l’action publique.

Nommer une réalité sociale encore trop invisible

En ouverture, Boris Tavernier a rappelé combien la précarité matérielle reste mal identifiée, malgré son ampleur.

« On aime bien en France segmenter les précarités, mais ce sont souvent les mêmes personnes qui sont touchées » a-t-il souligné, faisant le lien avec son propre engagement sur la précarité alimentaire.

La précarité matérielle se manifeste par l’impossibilité d’accéder à des biens non alimentaires de première nécessité : produits d’hygiène, vêtements, équipements de base pour cuisiner, fournitures scolaires, électroménager. Autant d’éléments essentiels qui conditionnent la santé, l’accès à l’emploi, la scolarité et, plus largement, la participation à la vie sociale.

« Quand on n’a pas de four, pas de plaque, pas de poêle, on ne cuisine pas », a rappelé le député, soulignant le caractère très concret de ces privations et les arbitrages intenables auxquels sont confrontés des millions de personnes : se nourrir ou se soigner, se déplacer ou acheter des produits d’hygiène, préserver sa dignité ou renoncer.

Mieux comprendre et mesurer la précarité matérielle

La première table ronde a permis de poser les bases conceptuelles et statistiques de la précarité matérielle.
Thomas Lellouch, directeur d’études à l’INSEE, a rappelé que la pauvreté ne peut être appréhendée uniquement par le revenu. En 2023, près de 9,8 millions de personnes vivaient sous le seuil de pauvreté monétaire, mais 12,7 % de la population était également confrontée à des situations de privation matérielle et sociale, mesurées à partir de restrictions concrètes du quotidien.

« Il n’existe pas d’indicateur magique de la pauvreté », a-t-il insisté, soulignant la nécessité de croiser données statistiques, indicateurs de conditions de vie et parole des personnes concernées pour rendre compte de la réalité vécue.

Les travaux d’Hélène Gorge , enseignante chercheuse à l’université de Lille ont mis en lumière la complexité de la notion de « besoin », loin d’être universelle ou figée. Les besoins sont socialement construits, évolutifs, et fortement influencés par les normes et les jugements portés sur les personnes en situation de pauvreté.

« Parler de précarité matérielle, c’est aussi reconnaître que les personnes en situation de pauvreté ont droit à la consommation et que l’en être exclu, c’est être exclu de la société », a-t-elle rappelé.

Des contraintes durables, inscrites dans les parcours de vie

Les interventions de Maël Ginsburger, Maître de conférence en sociologie à l’université Paris Cité et Valérie Guillard professeure à l’université Paris Dauphine PSL ont approfondi cette approche en montrant que la précarité matérielle résulte rarement d’un seul facteur. Elle s’inscrit dans un enchevêtrement de contraintes : logement, équipements, organisation familiale, parcours professionnel, localisation géographique.

Ces contraintes s’accumulent et se transforment au fil des parcours de vie. Jeunes, familles monoparentales, étudiants, travailleurs pauvres ou personnes âgées sont confrontés à des formes différentes de privation, mais toutes ont un point commun : elles limitent concrètement les possibilités d’agir au quotidien.

Dans ce contexte, les injonctions à la sobriété ou à la transition écologique ne peuvent être pensées de manière uniforme.

« La sobriété ne peut pas être exigée de la même manière de tous », a rappelé Valérie Guillard.

De la reconnaissance à l’action publique

La seconde table ronde a ouvert la réflexion sur les leviers d’action. Isabelle Doresse ( conseillère CESE et vice-présidente d’ATD Quart Monde), Lucile Schmid (Présidente de La Fabrique écologique) et Jean-Benoît Dujol (Directeur de la Direction Générale de la Cohésion Sociale) ont insisté sur la nécessité de politiques publiques globales, coordonnées et co-construites, associant institutions, associations et personnes concernées.

Les échanges ont mis en évidence un point central : sans reconnaissance claire de la précarité matérielle, les dispositifs d’accompagnement peinent à identifier et à traiter les freins matériels qui entravent l’autonomie. Reconnaître cette réalité dans la loi permettrait de mieux structurer les réponses publiques, de renforcer la coordination des acteurs et de légitimer l’action associative.

Le terrain comme boussole : le témoignage de SOS Casamance

Le colloque a également donné une place essentielle à la parole des acteurs de terrain, avec l’intervention de Amadou Sylla, Délégué général de l’association SOS Casamance.

Son témoignage est venu rappeler, de manière très concrète, ce que recouvre la précarité matérielle au quotidien. À travers les situations accompagnées par l’association, il a décrit des parcours marqués par des privations multiples : absence de vêtements adaptés, manque de produits d’hygiène, impossibilité de s’équiper pour cuisiner ou pour équiper correctement un logement. Autant de manques qui constituent de véritables freins à l’insertion sociale, professionnelle et administrative.

L’intervention de SOS Casamance a mis en lumière le caractère souvent structurel et durable de la précarité matérielle, qui touche des publics variés et constitue bien souvent la première difficulté rencontrée par les personnes accompagnées. Avant l’emploi, la formation ou l’accès aux droits, c’est souvent l’absence de biens essentiels qui empêche toute stabilisation.

Ce témoignage a rappelé combien l’expertise des associations de terrain est indispensable pour nourrir les politiques publiques et éviter que les dispositifs ne restent déconnectés des réalités vécues. Reconnaître la précarité matérielle, c’est aussi reconnaître cette expertise.


Ce colloque avait un double objectif : contribuer à la connaissance sur la notion de précarité matérielle et inciter à l’action politique collective. Il est l’une des étapes qui doit permettre la constitution d’une nouvelle doctrine en matière de lutte contre la précarité matérielle. La prochaine consistera au dépôt d’une proposition de loi visant à faire inscrire dans le Code d’Action Sociale le terme de précarité matérielle.

Nommer la précarité matérielle dans la Loi, ce n’est pas seulement décrire une réalité : c’est créer les conditions pour mieux la combattre et bâtir des réponses plus justes, plus efficaces et plus respectueuses des personnes.